Recueil Chansons Malaises 1935
Recueil Chansons Malaises Editions Poésies et Cie 1935 Die Lyric II/151
1
Je suis la trace sombre (Chansons malaises p.1) II/182
Je suis la trace sombre
Que ton canot marque dans l'eau
Je suis l'ombre soumise Que ton palmier projette à ton pied
Je suis le petit cri
Que pousse le perdreau
Atteint par tes balles.
2
On entend pousser les jeunes lianes (Chansons malaises p.2) II/175
On entend pousser les jeunes lianes
On entend la douce respiration des palmiers
La vanille bleue ne dort pas
Les fleurs de cannelle agitent leurs parfums
Et le ciel pose son oreille de géant
Contre la terre
Pour écouter si tu viens
3
Ce n'est pas l'orage / Qui te révéla (Chansons malaises p.3) II/159
Ce n'est pas l'orage
Qui te révéla
Ce n'est pas de l'arbre
Que jaillit ta voix
Dans la rue basse
On ne te vit pas
O sans que je le sache
Etais-tu donc toujours en moi ?
4
A ton approche toute la nuit frissonne (Chansons malaises p.4) II/158
A ton approche toute la nuit frissonne
Les murs bougent
Le jasmin sent plus fort
La mer respire plus vite
Et le vent excité
Arrange mes cheveux
Comme tu les aimes .
5
Je veux parfumer l'aube comme l'anis (Chansons malaises p.5) II/154
Je veux parfumer l'aube comme l'anis
Pour que ton cheval trouve plus vite
Le sentier de ma solitude
Je veux être plus faible que le nuage
Suspendu au-dessus du volcan
Et qui tombe au premier souffle du vent
Plus douce que la pistache verte
Tes dents aimeront me broyer
Me mêler à ta chair
6
Depuis ma naissance /je suis parée (Chansons malaises p.6) II/186
Depuis ma naissance
Je suis parée pour ta venue
Depuis dix mille jours
Je vais à ta rencontre
Les pays se sont rétrécis
Les montagnes se baissent
Les fleuves ont maigri
Mon corps a grandi au-delà de moi
Il s'étale de l'aube au crépuscule
Il couvre toute la terre
Où que tu te diriges
Tu marcheras sur moi
(1er mars 1933)
7
Depuis que tu m'as regardée (Chansons malaises p.7) II/177
Depuis que tu m'as regardée
Sous le camphrier
Je suis toute paralysée
Je n'ose plus me risquer au jardin
Car tous les arbres
Portent tes yeux au lieu de fruits
Dans tous les champs
Je vois croître à mes pieds
Les anémones de tes yeux
Au bord du fleuve
Le thamantis voltige
Portant sur ses ailes tes yeux
Aussi j'ai décidé
De ne plus sortir que la nuit
Où tous les yeux se ferment
Hélas je n'ai pu t'échapper
Car dans les mille étoiles
Tes yeux mille fois m'ont fixée
8
Je ne voudrais être (Chansons malaises p.8) II/191
Je ne voudrais être
Que le cèdre devant ta maison
Qu'une branche du cèdre
Qu'une feuille de la branche
Qu'une ombre de la feuille
Que la fraîcheur de l'ombre
Qui caresse ta tempe
Pendant une seconde
9 août 1933
(Jardin des Plantes - Paris )
9
Le poivre rouge crie (Chansons malaises p.9) II/184
Le poivre rouge crie
Il ne peut plus taire son désir
Le buisson de vanille
Est un nuage de volupté
Une tempête de cannelle envahit le monde
L'arbre de pluie
M'a jeté sa première larme
Paris 22.2.33
10
Debout sous tes cent citronniers (Chansons malaises p.10) II/175
Debout sous tes cent citronniers
Tu sais attendre
Que les fruits deviennent de l'or
Debout parmi tes mille bœufs
Tu leur ordonnes
De paître les plus tendres fleurs
Tu sais régner
Prenant la loi des pères
Donnant la loi aux fils :
O maître de la vie
Je baise ta main droite et ta main gauche
11
Depuis que tu me connais (Chansons malaises p.11) II/172
Depuis que tu me connais
Je me connais enfin
Mon corps m'était plus étranger
Qu'un continent lointain
Je ne distinguais pas
L'Est du Sud
Mon épaule escarpée
Pointait comme un rocher
Soudain ta main savante
M'enseigna qui j'étais
Mon pied trouva sa course
Mon coeur son battement
Et maintenant je m'aime
Comme tu m'aimes
12
Je suis l'amphore qu'un potier savant (Chansons malaises p.12) II/206
Je suis l'amphore qu'un potier savant
A voulu svelte et accueillante
Mais je t'attends : o ma substance !
Verse-moi, mon amant
Le vin de ta force
L'huile de ta bonté
L'eau fraîche de ta foi !
Peu m'importe : exauce-moi
Et donne-moi mon nom !
écrit en automne 1934
13
En passant sur la route des seigneurs (Chansons malaises p.13) II/191
En passant sur la route des seigneurs
Tu ne regardes pas le safran pauvre
Mais ton manteau le caresse en secret
Emportant tout de même
Un peu de poussière dorée
De son amour
7 août 1933
(Jardin des Plantes
14
Je suis la terre (Chansons malaises p.14) I/206
Je suis la terre
Que tu laboures
Pour semer le riz et la joie
Sous l'allégresse de tes pieds
Mes prairies dansent
De ta tête ruisselle le soleil
Mais quand tu jettes l'ombre
J'ai froid comme une morte
Un jour en me creusant
Tu trouveras ta tombe
écrit en automne 1934
15
Chuchote qui je suis (Chansons malaises p.15) II/170
Chuchote qui je suis
Etourdis-moi de ma propre beauté
Séduis-moi par ma langueur
Exalte-moi de mon parfum intime
La femme boit l'ivresse
Dans l'oreille de nacre
Ne devient elle-même
Qu'au fond de ses miroirs
16
Quand le volcan aux lèvres retroussées (Chansons malaises p.16) II/182
Quand le volcan aux lèvres retroussées
Crache le sang
Soulève la terre
Brûle les forêts
Broie les oiseaux
Et mange le soleil
Je n'ai pas peur
J'ai peur
Quand tes lèvres amincies
Se taisent
17
Je suis ton ruisseau (Chansons malaises p.17) II/208
Je suis ton ruisseau
Ivre de menthe
Penche-toi sur moi Que je te ressemble
Baigne en moi
Et sens comme je tremble
Mange mes poissons
Pour mieux m’engloutir
Bois-moi
Pour mieux m’anéantir
Aime-moi
Je t’aiderai à te noyer
écrit en automne 1934
18
Cueille: o toi qui les choyas (Chansons malaises p.18) II/155
Cueille : o toi qui les choyas
Les deux oranges de mes seins
Tu les as voulues lisses
Pour plaire à tes paumes
Et fraîches pour la soif nocturne
Ouvre-les
Dévore-les
Que leur sang d'or
T'abreuve et te nourrisse
Palma de Majorque 30 Sept. 32
19
Maître: je sens que tu t'approches (Chansons malaises p.19) II/187
Maître : je sens que tu t'approches
Tes boucles annoncent la tempête
Tes yeux sont chargés d'éclairs
Ta hache brille
Et va pourfendre le soleil
Ta main déjà levée
Ta main de velours et de bronze
M'arrache de la terre
Et me jette brutalement aux anges
8 mars 1933
20
Dans ton baiser plus profond que la mort (Chansons malaises p.20)II/203
Dans ton baiser plus profond que la mort
Je sens ta rage de rentrer en terre
De retourner vers ton néant
Tu te dissous
Tu te détruis
Nuage tu tombes
Fleuve tu cours vers ta mer
Et ma chair te reçois comme un sépulcre
écrit en automne 1934
21
Tu as planté devant ma porte (Chansons malaises p.21) II/194
Tu as planté devant ma porte
Un jeune citronnier
Il n'a que deux branches
L'une porte un fruit d'or
L'autre une fleur d'argent
Comment me préfères-tu
Vierge ou mère ?
(Sienne 21 septembre 1933)
22
Je ne suis que du sable (Chansons malaises p.22) II/204
Je ne suis que du sable
Du sable indifférent
Sous le soleil roux
Je ne suis qu'une rive
Eperdument perdue
Au bord de l'infini
Mais je t'attends toi qui me veux
Toi marée léonine
Dieu qui me créas pour me dévorer
Eau qui me boiras
Feu qui m'incendieras
J'attends que tu m'exauces me dissolves
En sable encore plus fin
Encore plus indifférent
Sous le soleil roux
( écrit en automne 1934 )
23
Cette nuit un condor / Vola dans ma chambre (Chans. Mal. p.23) II/161
Cette nuit un condor
Vola dans ma chambre
Il battait lourdement
De ses ailes de bronze
Je sentis sur mon corps
Son ombre brune
Et tout le firmament
Fondit sur moi
Lorsqu'il se mit à boire
Mon sang endormi
Au réveil une plume noire
Gisait sur mon cœur
24
Les buffles lourds / Regagnent leurs étés (Chansons malaises p.24) II/164
Les buffles lourds
Regagnent leurs étés
Leurs sabots font trembler
Les champs de riz
Avec leurs cornes torses
Ils raclent les arbres
Leur nuque est frisée
Et leurs yeux savants
Comprennent le langage du feu
Seraient-ils des dieux
Qui se souviennent
Que tu les vainquis
Pour me plaire ?
25
Mon ami travaille / A la plantation de caoutchouc (Chans. Mal. p.25)II/166
Mon ami travaille
A la plantation de caoutchouc
Toute la journée il caresse les gommiers
Il se drape dans leur ombre verte
Et tâte leurs corps nus
Mais brusquement il enfonce son couteau
Et fait jaillir le sang des troncs trahis
Puis ses mains redeviennent douces
Et pansent amoureusement
La plaie qui pleure
Toute la nuit auprès de moi
Il recommence la même besogne
26
Sous les rosiers qui t'émerveillent (Chansons malaises p.26) II/208
Sous les rosiers qui t'émerveillent
J'ai planté le goena-goena
Mon herbe maléfique
Bientôt dans le thé d'or
Tu boiras une goutte rouge
Une goutte du sang lunaire
Ta lèvre oubliera les autres noms
Tes pieds ne pourront plus courir
Ta tête croulera sur ton épaule
Tu m'aimeras
Malgré toi
écrit en automne 1934
27
Je suis couverte de sept voiles (Chansons malaises p.27) II/193
Je suis couverte de sept voiles
Pour que sept fois
Tu puisses me découvrir
Je suis ointe de sept huiles
Pour que sept fois
Tu puisses me sentir
Je t’ai dit sept mensonges
Pour que sept fois
Tu puisses m’anéantir
(Auteuil 25 août 1933)
28
Je te croyais le soleil (Chansons malaises p.28) II/199
Je te croyais le soleil qui fait éclater
les rhododendrons
Je te croyais la statue de pierre qui
ordonne la marche des jours
Je te croyais le roi étincelant qu'aucun
mortel n'ose approcher
Mais de mon doigt de nacre
Frôlant ton épaule orgueilleuse
J'ai fait de toi un tout petit garçon
Qui cache son angoisse sous mon
aisselle brune
(écrit entre le 1er et le 7 aoùt 1934)
29
Seras-tu l'oiseau rapace (Chansons malaises p.29) II/201
Seras-tu l'oiseau rapace
Frère de l'Est ?
Seras-tu la colonne du temple
Frère du Sud ?
Seras-tu mon étoile
Frère de l'Ouest ?
Seras-tu ma tombe
Frère du Nord ?
Qui que tu sois : je t'attends ! je t'attends !
( écrit entre le 1er et le 7 aoùt 1934 )
30
Mon amant le pêcheur (Chansons malaises p.30) II/201
Mon amant le pêcheur
Me quitte chaque nuit
Comme s'il me trompait
Il se penche sur la mer pâle
Les vagues ont des corps de femmes
Habillées de dentelle
Il leur tend longuement les bras
Il se penche toujours plus bas :
Va-t-il tomber ?
Mais dès le petit jour
Il se redresse, levant au soleil
Ses paniers tressés d'or
Il vient déposer à mes pieds
Comme un bouquet de fleurs
Ses plus beaux poissons roses
(écrit entre le 1er et le 7 aoùt 1934)
31
J'ai grimpé dans le néflier (Chansons malaises p.31) II/197
J'ai grimpé dans le néflier
Pour suivre ta course
Vers la montagne bleue
J'ai vu ta route à travers les rhododendrons
Des nuées de perruches blanches
S'élevaient comme une poussière
Autour de tes pas
Et lorsque tu passas le dernier col
J'ai vu dans un nuage
Ton ombre retournée vers moi
(écrit entre le 1er et le 7 aoùt 1934)
32
L'oiseau chanta comme tous les matins (Chansons malaises p.32) II/199
L'oiseau chanta comme tous les matins
Et je voulus te réveiller
Car la rizière est loin
Ma main pour te chercher
Erra tout le long de la couche
S'allongea jusqu'aux Iles
Et parcourut toute l'Asie
Oh j'avais dormi seule :
Mais l'oiseau chantait tout de même
'écrit entre le 1er et le 7 aoùt 1934)
33
La neige parfumée du caféier (Chansons malaises p.33) II/197
La neige parfumée du caféier
A rouillé en trois jours
L'amour roux de l'abricotier
A duré moins longtemps
Le melatta pourrit
En une nuit de pluie
Mais moi présomptueuse
Dardant mes seins
A la lune
Au soleil
Croirais-je donc ma beauté immortelle ?
Hélas bientôt refleuriront
Anis safran et poivrier
Et les branches de mon squelette
Resteront nues
(écrit entre le 1er et le 7 aoùt 1934)
34
Le sorcier m'a jeté / Son mauvais œil (Chansons malaises p.34) II/160
Le sorcier m'a jeté
Son mauvais œil
O mon corps tout doré
N'est-il déjà plus nu ?
Un sang nocturne
S'évade de ma plaie
Une main de brume
Emporte ma tête
Je me sens lourde lourde
De malheur
35
Dieux : Arrachez les yeux de mon visage (Chansons malaises p.35) II/167
Dieux : Arrachez les yeux de mon visage
Qui s'écarquillent sans le voir
Coupez mes mains restées vides
Tranchez mes bras inutiles
Arrêtez mes pieds curieux
Et mes jambes trop rapides
Qui n'ont plus de but
Dieux : donnez-moi la mort
Pour qu'il pense encore une fois à
moi
36
Je m'endormis sur un nuage (Chansons malaises p.36) II/180
Je m'endormis sur un nuage
De blanc jasmin
La vieille montagne envoya
Son ruisseau pour me bercer
La lune dansa pour moi
Sur la pointe des pins
Un oiseau picota
Le dernier soupir de mon cœur
37
Quelque part fleurit l'épice amère (Chansons malaises p.37) II/199
Quelque part fleurit l'épice amère
La sens-tu ?
Quelque part est perché l'oiseau aveugle
Le vois-tu ?
Quelque part souffle le vent noir
L'entends-tu ?
Quelque part se lève l'ombre glacée
Le sais-tu ?
( écrit entre le 1er et le 7 aoùt 1934 )
38
Quand tu auras tout pris de moi (Chansons malaises p.38) II/191
Quand tu auras tout pris de moi
La peau de ma chair
La chair de mes côtes
Le ciel de mes yeux
Les yeux de ma tête
Quand je ne serai plus qu'un souffle
Pour prononcer ton nom
Alors je saisirai peut-être
Combien je t'appartiens
(Auteuil 12 août 1933)
39
J'habite le corps d'une morte (Chansons malaises p.38) II/204
J'habite le corps d'une morte
Toute ma joie s'en est allée
Mes yeux écarquillés ne captent plus
la lumière
Mes genoux s'effritent comme du
sable
Tout me fuit
Seuls les fauves continuent à rôder
Flairant la charogne de mon cœur
( écrit pendant l'automne 1934 )
40
Sarclez toutes les fleurs (Chansons malaises p.40) II/168
Sarclez toutes les fleurs
Piétinez les fougères
Coupez les palmiers centenaires
Arrachez les lauriers de gloire
Et plantez
Devant ma case abandonnée
Le cyprès noir
Le doigt
De la mort
FIN