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Poèmes Yvan Goll
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5 décembre 2008

Recueil Deuxième livre de Jean sans Terre 1937

      Recueil Deuxième Livre de Jean sans Terre. 1938                                  

      1) La Chanson de Jean sans Lune

Au clair de la lune

Jean est sans clarté

Il se traîne d'une

A l'autre cité

Toujours solitaire

Ivre d'infini

Il parcourt la terre

Eternel banni

Tous les êtres dorment

Couples enlacés

Sous le chloroforme

D'un songe insensé

La lune illumine

Cours et corridors

Portes de platine

Et fenêtres d'or

Sur les toits de tuiles

Dans le fonds des coeurs

L'astre verse l'huile

D'extrême langueur

Oh ! même les grilles

Autour des prisons

Du crime scintillent

Comme des tisons

Seul Jean marche marche

Vêtu de brouillard

Ne trouvant que l'arche

D'un pont pour rempart

Toute sa jeunesse

Il a trop voulu

Goûter à l'ivresse

D'un pur absolu

Tendu vers l'extrême

Toujours aboli

Il oublia même

De dresser un lit

Le ciel tout en fête

Tourne comme un fou

Les belles planètes

Ont mis leurs bijoux

Mais Jean ne s'arrête

Plus pour voir le bal

Il baisse la tête

Les pieds lui font mal

Mâchant sa rancune

Et soudain vieilli

Pauvre Jean sans Lune

Sombre dans la nuit

(Deuxième livre de JsT p.9 à 12)     

      2) Jean sans Terre Fabricant de Nuit

[Matière première

[Qu'est l'opaque nuit

[Jean sait en extraire

[D'âpres sous-produits

La nuit d'anthracite

A des gisements

De sels et de mythes

Et d'enchantements

La mine profonde

Qui jusqu'à l'éther

Se prolonge et sonde

Les halls de l'enfer

Cache un or lyrique

Et fluorescent

Dont l'homme fabrique

La plainte du sang

Il a des usines

Pour broyer le soir

Et cette farine

Le nourrit d'espoir

Ses manufactures

Au flanc de l'Etna

Tissent l'ombre obscure

De son nirvana

Des moulins de fièvre

Tournent doucement

Pour moudre le rêve

Des derniers amants

Il faut mille tonnes

De nuit blanche pour

Que la fonte donne

Un gramme d'amour

Avec de la lie

De lune il produit

La mélancolie

Du pauvre aujourd'hui

Aux vignes orange

Des coteaux d'Algol

L'automne vendange

Un nouvel alcool

Dès qu'un météore

Choit du firmament

Les champs de phosphore

Brûlent brusquement

Mais la neige noire

Tombant sur nos coeurs

Il la faudra boire

Mortelle liqueur

Les monts de la houille

Parthénons athées

Livrent la dépouille

De cent Prométhées

Recueillant l'urine

D'armées de mammouths

D'ivres pipelines

Charrient le mazout

[Des plus hautes cimes

[Du vieil Uranus

[Court le vent du crime

[Sur nos crânes nus

[Ainsi Jean sans Terre

[Goûte en exploitant

[Les nuits solitaires

[L'orgueil de Satan

Hauts fourneaux lubriques

Prennent pour levain

De leur pain de briques

Notre sang humain

Deuxième Livre de Jean sans Terre - 1938 p.13 à 17               

[ ces quatrains ne sont pas dans Jean sans Terre – Landless John p.18/19 ]

[ Ce quatrain ne figure pas dans le Deuxième Livre de Jean sans Terre ]

       3) Jean sans Terre appelle les Cyclopes

Redeviens Cyclope

Frère au front poli

Rebâtis d'Europe

Le rêve aboli

Regarde ! la Terre

A de maigres seins

Mais elle est ta mère

Que son nom soit saint

Noirs jusqu'aux racines

Les arbres déments

Boivent la benzine

En guise de vent

Nuages d'oxydes

Ruisseaux de lysol

Hâtent le suicide

De ce grave sol

Les haleines rances

Et les sangs viciés

Marquent la souffrance

De ces temps d'acier

La misère d'être

Et l'âcre sueur

Aux murs de salpêtre

Imprègnent leur peur

Ecoute les plaintes

Dans les hôpitaux

Espérant la sainte

Voix d'un ex-voto

D'adorables mères

En croix sur le lit

Soignent leurs ulcères

Près des seins de lys

La vérole rôde

Dans les corridors

Mais un baiser d'iode

Fait que tout s'endort

Dans la capitale

Creuse de tunnels

Les hydrocéphales

Bravent l'éternel

Des fleuves de foutre

Vainement giclé

Encrassent les poutres

Et les murs enflés

La nuit se copulent

De tendres époux

Mais la mort crapule

Veille dans leurs poux

Oh il faut que lèvent

Parmi ces purins

Les magiques sèves

De nos souterrains

Il faut des miracles

Des cris enchantés

Des phares qui raclent

Ces hôtels hantés

Versez les pétroles

D'or sur la cité

Et les auréoles

D'électricité

Sur cent mille tonnes

D'âme et de béton

Monte la colonne

Que nous habitons

Et sur les décombres

D'horribles plâtras

Dans la nuit des ombres

L'Homme surgira

Voici l'Homme : admire

Son œil triomphant

La fleur du sourire

Aux lèvres d'enfant

Son pas qui résonne

Dans les parcs de mai

Sa main qui se donne

A qui veut l'aimer

Délivré du doute

Peuple mal aimé

Marche sur la route

De l'esprit armé

Et sous les médailles

D'astres redorés

Suis les funérailles

D'un siècle abhorré

(Deuxième livre de JsT p.18)    

       4) Jean sans Terre épouse la Lune

Souvent Jean sans Terre

Boit en pleine nuit

La bière lunaire

Qui mousse sans bruit

Il boit goutte à goutte

Il boit fort et sec

Mais il boit le doute

Et l'angoisse avec

Car la solitaire

Aura soif toujours

Rien ne désaltère

Le buveur d'amour

Le blême liquide

Partout répandu

Refuse aux coeurs vides

Le rêve perdu

Et trop de lumière

Ne fait que voiler

Les mille mystères

De l'ange étoilé

Lune inoxydable

Rose d'hélium

Ta neige de sable

Nous tisse un peplum

Tout l'esprit des choses

Se résorbe en toi

Tes métamorphoses

Dictent notre loi

Sein d'une amazone

Glabre et virginal

Pour lequel les hommes

Inventent le mal

Lourde d'amours louches

Avec Belphégor

Ta panthère accouche

Des chiens du remords

Tu nourris la race

Qu'il nous faut haïr

L'engeance vorace

Du sombre nadir

Les jeunes planètes

Au front boréal

Souriantes tètent

Ton sein fulgural

Mais les nuits où lasse

Soudain tu maigris

Ta cruche se casse

Et ton lait s'aigrit

Femme entre les femmes

Soumise à ton sang

Ces nuits-là ton âme

S'offre aux moins puissants

La vois des orfraies

Tourmente ta peur

Et dans l'oseraie

L'ombre des vapeurs

Sous les météores

Que l'espace éteint

Sois la mandragore

Dans un lit de thym

Lune à jamais rousse

Mortelle aux saisons

Tu nous éclabousses

Du pâle poison

Alors Jean sans terre

L'adorable fou

Devient Jean Lunaire

Et ton triste époux

(Deuxième livre de JsT p. 24)

      5) Jean sans Terre s'immole au Soleil

Jean sans Terre adule

L'astre adolescent

L'ivre crépuscule

Des siècles naissants

C'est l'œil redoutable

L'œil unique au front

De l'être innommable

Que nous ignorons

C'est l'œuf des genèses

L'œuf de tous les œufs

Le baiser de braise

La noce du feu

C'est la dynamite

Qui dans les cités

Remplace le mythe

Par la vérité

C'est la folle bombe

Dont l'explosion

Renverse les tombes

En rédemption

Et quoi que sans Terre

De son maigre corps

Jean couvre la terre

Comme font les morts

— Vainqueur des aurores !

Dit-il : Souverain !

Descends et dévore

Mon stérile grain

Toujours je te mange

Dans le noir cassis

Dans la douce orange

Sans dire merci

Dans l'âpre grenade

Enceinte de toi

Et dans la muscade

Toujours je te bois

Et dans la groseille

Et dans le melon

Partout tu sommeilles

En ces soleillons

Mais puisque je t'aime

De si pauvre faim

Punis ce blasphème

Venge-toi enfin

Incinère et brûle

Dans le feu divin

De ton crépuscule

Ce qui fut si vain

Soleil je t'invite

Et je me soumets

Ne me ressuscite

Jamais plus jamais

(Deuxième livre de JsT p. 29)      

      6) Jean l'Hermaphrodite

Jean à double face

Jean à double sens

Ne sait qui l'embrasse

Ni ce qu'il consent

Car il s'illimite

Au-delà de soi

Frêle Hermaphrodite

Il rompt toute loi

Sait-il s'il est double

Ou s'il est moitié ?

Et lorsqu'il se trouble

S'il se donne entier ?

Oh jamais l'unique

Et jamais le vrai

On le revendique

Vite il se soustrait

Deux fois solitaire

Dès lors qu'il est deux

Toujours il doit taire

L'impossible aveu

Ardeur de séduire

Lot d'être séduit

Tout ce qu'il désire

S'exige de lui

Prétexte du mâle

Son corps s'abolit

Sous une main pâle

Qui défait le lit

Il est l'un et l'autre

Le fleuve hautain

La berge où se vautre

La chair du matin

Jean devenu Jeanne

S'entend balbutier

A chaque compagne

Son inimitié

Pour lui seul la Lune

Se transforme en Lun

Et le vent des dunes

Se charge d'alun

La grasse soleille

De l'autre pays

Près de lui sommeille

Et l'engaillardit

Quand tout se dessexe

Mais que rien ne ment

Le contraire annexe

Son vrai complément

Jean qui fut le faune

Est la faune aussi

Pan au rire jaune

Et au myosotis

A paris la Seine

Lui donne le sein

Et la jeune reine

N'est plus rien qu'un rein

Candide Narcisse

Se penchant sur l'eau

Sait-il qu'en sa cuisse

Une angoisse éclot ?

Quand de son aisselle

Fuit la fine odeur

Sa main fraternelle

Epouse sa sœur

Impalpable geste

Dont le chant muet

Consomme l'inceste

De l'être mué

De toute son âme

De toute sa chair

Jeanjeanne se pâme

Au double univers

(Deuxième livre de JsT / 1938 p. 35)           

       7) Jean sans Terre maudit l'Automne

De combien d'automnes

Es-tu déjà mort

Pour que ne t'étonne

Plus aucun remords

Pour que tant de fêtes

Ne te masquent pas

Le maigre squelette

Et l'ultime glas

Car l'exubérance

Agace le sort

Et la déchéance

Venge tout essor

Déjà les centaures

Frappant du sabot

Font jaillir le chlore

Des anciens tombeaux

Offrant aus orages

Leur ardent poitrail

Leur rire saccage

Les soirs de corail

Mais l'extase est brève :

Le cœur tôt repu

Sent monter la fièvre

Et bouillir le pus

Une peur affreuse

Etreint la forêt

Sa rage de gueuse

Vite reparaît

Dans la pourriture

Dans la cécité

Toute créature

Prend sa vérité

Une infâme crème

Crachat de Satan

Sur la terre blême

Miroite et s'étend

Tout le crépuscule

Est intoxiqué

D'abcès de russules

De sangs imbriqués

L'amanite oronge

Et l'affreux bolet

De feutre et d'éponge

Distillent leur lait

Jadis ballerine

Aux soyeux froufrous

La chaste églantine

A le chancre mou

Et la pomme ronde

Comme l'univers

Se lève à l'immonde

Fringale des vers

Les augustes chênes

Deviennent gibets

Où pendent les reines

Et les galoubets

D'un simple coup d'ailes

Le vent malicieux

Brise nos échelles

Qui tentaient les cieux

Dans les hauts vignobles

Que l'enfer a cuits

S'installe l'ignoble

Bête de la nuit

Tout l'or des aurores

Réduit en lingots

Déjà s'évapore

Au feu des fagots

Et la pluie hargneuse

Que l'été trompa

Quoique silencieuse

Ne pardonne pas

Ivre de vengeance

Elle ensevelit

La mauvaise engeance

De tout ce qui vit

Et les pâles feuilles

Lasses de frémir

Du vent qui les cueille

Se laissent ravir

Dans leur chute lente

Entre ciel et sol

La mort consolante

Leur donne le vol

(Deuxième livre de JsT p. 40 à 45)       

        8) Jean sans Terre devant l'Amour

Femme sois ma mère

Femme sois ma mer

Celle en qui j'espère

En qui je me perds

Mer où tous les fleuves

Las de conquérir

L'espace enfin peuvent

Chastement mourir

Après tant d'errances

Se jeter en toi

Après les souffrances

Et les désarrois

Ouvrent les écluses

De ton grand destin

Femme ne récuse

Pas qui t'exalta

Savante complice

De mes lourds secrets

Ennoblis le vice

Par un long regret

Si tu te dénudes

Jusqu'en ton esprit

Toute solitude

Soudain te guérit

Notre Douce Dame

Qui devines tout

Jamais ne condamne

Ce qui rôde en nous

Sois sous mon déluge

L'étang qui me boit

Et sois le refuge

Du fauve aux abois

Tantôt l'anémone

Qui meurt sous mes pas

Tantôt l'amazone

Dont l'oeil dur m'abat

Toi qui fus le pôle

Pur de la clarté

Mon ongle te frôle

Ton corps est dompté

Que sous ton aisselle

Tout près de ton coeur

Pour moi seul ruisselle

L'unique liqueur

Dans les blés qui plient

Sous le vent pressant

Ta mélancolie

Me sache présent

Dans le sang des fraises

Doux à ton palais

Ta lèvre me baise

Ainsi qu'il te plaît

Et quand la chouette

Siffle tristement

C'est moi qui te guette

Chef de des tourments

Or si je te laisse

Aux mains de la nuit

Pâle druidesse

C'est là que je suis

C'est là sous ta porte

Que mon ombre attend

Que le soir m'apporte

Ton cri consentant

Femme sois ma mère

Femme sois ma mer

En qui Jean sans Père

S'oublie et se perd

(Deuxième livre de JsT p.46)       

      9) Jean sans Terre hante le Boulevard

Sous le chloroforme

D'irréels éthers

Les cités s'endorment

Croulants belvéders

Que les promontoires

Les fiers panthéons

Soulignent leur gloire

D'un fil de néon

Tôt le labyrinthe

Noir des boulevards

S'emplit d'ombres peintes

De sang et de fard

Haut dans les immeubles

Alpes de ciment

Les hommes aveugles

Rêvent lourdement

Et sous leurs persiennes

On entend parfois

Ceux qui vont et viennent

Demander pourquoi

Pourquoi les lémures

Vengeant l'inconnu

Meublent de murmures

Leur sommeil ténu

Partout dans les chambres

Ils sont deux à deux

Qui mêlent leurs membres

Et leur doute affreux

Là des femmes rousses

Reniant l'amant

Souterraines sources

Pleurent doucement

Là des hommes pâles

Mordus de remords

Appellent d'un râle

Leur mère la mort

Et leur front s'effrite

Comme le vil plâtras

L'âge marque vite

Ceux qu'il mangera

Le visqueux silence

Tampon de terreur

Quintuple la transe

Des mauvais dormeurs

Quand la nuit opaque

Se zèbre soudain

Une porte claque

Un phare s'éteint

C'est d'une naissance

Le cri pointu c'est

Cruelle alternance

Un grave décès

Mais tant de supplices

Sont immérités

Dans les précipices

De l'humanité

De l'ultime zone

Un tout petit vent

Né dans un nid d'aulnes

Souffle allègrement

Et voici l'aurore

Renaissant des eaux

Qui se remémore

La voix des oiseaux

(Deuxième Livre de Jean sansTerre p.51)    

       10) Jean sans Terre Citoyen du Rêve

Bien que Jean sans terre

Je n'échappe pas

Aux lois de la terre :

Repas et trépas

Triste mammifère

Enflé de désirs

Dont la chair n'espère

Que s'anéantir

Tout n'est qu'une lutte

Contre la sueur

Et l'horrible chute

De la pesanteur

Comment donc apaises-

Tu, Dionysos

Ton corps lourd qui pèse

Deux cent vingt deux os ?

Tout ce corps avide

Qui mange le temps

Tandis que des rides

Le filet se tend ?

Ne suis-je qu'un homme

Debout au marché

Pour peser des pommes

Et non des péchés ?

Si parfois je pense

A punir le mal

Au fond de ma panse

Glapit l'animal

Mais où je transporte

Ce poitrail épais

Toute une cohorte

D'ombres s'en repaît

Or sous cette harde

Couvrant mon limon

Soudain me regarde

Mon meilleur démon

Hors mon sang qui stagne

Et déjà s'aigrit

S'évadant du bagne

Plane mon esprit

Doucement ma tête

Infidèle aux lois

Parmi les planètes

Se mêle au tournoi

Vers les stratosphères

Et les gels domptés

Calme montgolfière

Je me sens monter

C'est moi qui me quitte

Et qui me trahis

Hors de ma guérite

Mon âme bondit

Muscles et basaltes

Ne tiennent plus rien

Quand l'âme s'exalte

Au-delà du bien

Plus loin que le doute

Plus loin que la foi

M'enlève ma route

M'arrachant à moi

Oh je me promène

D'un pied résolu

Parmi les systèmes

Du pur absolu

Citoyen du rêve

Dans ses bleus palais

J'abjure la sève

Qui me harcelait

Et je me libère

Et je deviens Jean

Tout-à-fait sans Terre

Ange du dedans

(Deuxième livre de JsT p.56)      

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