Recueil Deuxième livre de Jean sans Terre 1937
Recueil Deuxième Livre de Jean sans Terre. 1938
1) La Chanson de Jean sans Lune
Au clair de la lune
Jean est sans clarté
Il se traîne d'une
A l'autre cité
Toujours solitaire
Ivre d'infini
Il parcourt la terre
Eternel banni
Tous les êtres dorment
Couples enlacés
Sous le chloroforme
D'un songe insensé
La lune illumine
Cours et corridors
Portes de platine
Et fenêtres d'or
Sur les toits de tuiles
Dans le fonds des coeurs
L'astre verse l'huile
D'extrême langueur
Oh ! même les grilles
Autour des prisons
Du crime scintillent
Comme des tisons
Seul Jean marche marche
Vêtu de brouillard
Ne trouvant que l'arche
D'un pont pour rempart
Toute sa jeunesse
Il a trop voulu
Goûter à l'ivresse
D'un pur absolu
Tendu vers l'extrême
Toujours aboli
Il oublia même
De dresser un lit
Le ciel tout en fête
Tourne comme un fou
Les belles planètes
Ont mis leurs bijoux
Mais Jean ne s'arrête
Plus pour voir le bal
Il baisse la tête
Les pieds lui font mal
Mâchant sa rancune
Et soudain vieilli
Pauvre Jean sans Lune
Sombre dans la nuit
(Deuxième livre de JsT p.9 à 12)
2) Jean sans Terre Fabricant de Nuit
[Matière première
[Qu'est l'opaque nuit
[Jean sait en extraire
[D'âpres sous-produits
La nuit d'anthracite
A des gisements
De sels et de mythes
Et d'enchantements
La mine profonde
Qui jusqu'à l'éther
Se prolonge et sonde
Les halls de l'enfer
Cache un or lyrique
Et fluorescent
Dont l'homme fabrique
La plainte du sang
Il a des usines
Pour broyer le soir
Et cette farine
Le nourrit d'espoir
Ses manufactures
Au flanc de l'Etna
Tissent l'ombre obscure
De son nirvana
Des moulins de fièvre
Tournent doucement
Pour moudre le rêve
Des derniers amants
Il faut mille tonnes
De nuit blanche pour
Que la fonte donne
Un gramme d'amour
Avec de la lie
De lune il produit
La mélancolie
Du pauvre aujourd'hui
Aux vignes orange
Des coteaux d'Algol
L'automne vendange
Un nouvel alcool
Dès qu'un météore
Choit du firmament
Les champs de phosphore
Brûlent brusquement
Mais la neige noire
Tombant sur nos coeurs
Il la faudra boire
Mortelle liqueur
Les monts de la houille
Parthénons athées
Livrent la dépouille
De cent Prométhées
Recueillant l'urine
D'armées de mammouths
D'ivres pipelines
Charrient le mazout
[Des plus hautes cimes
[Du vieil Uranus
[Court le vent du crime
[Sur nos crânes nus
[Ainsi Jean sans Terre
[Goûte en exploitant
[Les nuits solitaires
[L'orgueil de Satan
Hauts fourneaux lubriques
Prennent pour levain
De leur pain de briques
Notre sang humain
Deuxième Livre de Jean sans Terre - 1938 p.13 à 17
[ ces quatrains ne sont pas dans Jean sans Terre – Landless John p.18/19 ]
[ Ce quatrain ne figure pas dans le Deuxième Livre de Jean sans Terre ]
3) Jean sans Terre appelle les Cyclopes
Redeviens Cyclope
Frère au front poli
Rebâtis d'Europe
Le rêve aboli
Regarde ! la Terre
A de maigres seins
Mais elle est ta mère
Que son nom soit saint
Noirs jusqu'aux racines
Les arbres déments
Boivent la benzine
En guise de vent
Nuages d'oxydes
Ruisseaux de lysol
Hâtent le suicide
De ce grave sol
Les haleines rances
Et les sangs viciés
Marquent la souffrance
De ces temps d'acier
La misère d'être
Et l'âcre sueur
Aux murs de salpêtre
Imprègnent leur peur
Ecoute les plaintes
Dans les hôpitaux
Espérant la sainte
Voix d'un ex-voto
D'adorables mères
En croix sur le lit
Soignent leurs ulcères
Près des seins de lys
La vérole rôde
Dans les corridors
Mais un baiser d'iode
Fait que tout s'endort
Dans la capitale
Creuse de tunnels
Les hydrocéphales
Bravent l'éternel
Des fleuves de foutre
Vainement giclé
Encrassent les poutres
Et les murs enflés
La nuit se copulent
De tendres époux
Mais la mort crapule
Veille dans leurs poux
Oh il faut que lèvent
Parmi ces purins
Les magiques sèves
De nos souterrains
Il faut des miracles
Des cris enchantés
Des phares qui raclent
Ces hôtels hantés
Versez les pétroles
D'or sur la cité
Et les auréoles
D'électricité
Sur cent mille tonnes
D'âme et de béton
Monte la colonne
Que nous habitons
Et sur les décombres
D'horribles plâtras
Dans la nuit des ombres
L'Homme surgira
Voici l'Homme : admire
Son œil triomphant
La fleur du sourire
Aux lèvres d'enfant
Son pas qui résonne
Dans les parcs de mai
Sa main qui se donne
A qui veut l'aimer
Délivré du doute
Peuple mal aimé
Marche sur la route
De l'esprit armé
Et sous les médailles
D'astres redorés
Suis les funérailles
D'un siècle abhorré
(Deuxième livre de JsT p.18)
4) Jean sans Terre épouse la Lune
Souvent Jean sans Terre
Boit en pleine nuit
La bière lunaire
Qui mousse sans bruit
Il boit goutte à goutte
Il boit fort et sec
Mais il boit le doute
Et l'angoisse avec
Car la solitaire
Aura soif toujours
Rien ne désaltère
Le buveur d'amour
Le blême liquide
Partout répandu
Refuse aux coeurs vides
Le rêve perdu
Et trop de lumière
Ne fait que voiler
Les mille mystères
De l'ange étoilé
Lune inoxydable
Rose d'hélium
Ta neige de sable
Nous tisse un peplum
Tout l'esprit des choses
Se résorbe en toi
Tes métamorphoses
Dictent notre loi
Sein d'une amazone
Glabre et virginal
Pour lequel les hommes
Inventent le mal
Lourde d'amours louches
Avec Belphégor
Ta panthère accouche
Des chiens du remords
Tu nourris la race
Qu'il nous faut haïr
L'engeance vorace
Du sombre nadir
Les jeunes planètes
Au front boréal
Souriantes tètent
Ton sein fulgural
Mais les nuits où lasse
Soudain tu maigris
Ta cruche se casse
Et ton lait s'aigrit
Femme entre les femmes
Soumise à ton sang
Ces nuits-là ton âme
S'offre aux moins puissants
La vois des orfraies
Tourmente ta peur
Et dans l'oseraie
L'ombre des vapeurs
Sous les météores
Que l'espace éteint
Sois la mandragore
Dans un lit de thym
Lune à jamais rousse
Mortelle aux saisons
Tu nous éclabousses
Du pâle poison
Alors Jean sans terre
L'adorable fou
Devient Jean Lunaire
Et ton triste époux
(Deuxième livre de JsT p. 24)
5) Jean sans Terre s'immole au Soleil
Jean sans Terre adule
L'astre adolescent
L'ivre crépuscule
Des siècles naissants
C'est l'œil redoutable
L'œil unique au front
De l'être innommable
Que nous ignorons
C'est l'œuf des genèses
L'œuf de tous les œufs
Le baiser de braise
La noce du feu
C'est la dynamite
Qui dans les cités
Remplace le mythe
Par la vérité
C'est la folle bombe
Dont l'explosion
Renverse les tombes
En rédemption
Et quoi que sans Terre
De son maigre corps
Jean couvre la terre
Comme font les morts
— Vainqueur des aurores !
Dit-il : Souverain !
Descends et dévore
Mon stérile grain
Toujours je te mange
Dans le noir cassis
Dans la douce orange
Sans dire merci
Dans l'âpre grenade
Enceinte de toi
Et dans la muscade
Toujours je te bois
Et dans la groseille
Et dans le melon
Partout tu sommeilles
En ces soleillons
Mais puisque je t'aime
De si pauvre faim
Punis ce blasphème
Venge-toi enfin
Incinère et brûle
Dans le feu divin
De ton crépuscule
Ce qui fut si vain
Soleil je t'invite
Et je me soumets
Ne me ressuscite
Jamais plus jamais
(Deuxième livre de JsT p. 29)
6) Jean l'Hermaphrodite
Jean à double face
Jean à double sens
Ne sait qui l'embrasse
Ni ce qu'il consent
Car il s'illimite
Au-delà de soi
Frêle Hermaphrodite
Il rompt toute loi
Sait-il s'il est double
Ou s'il est moitié ?
Et lorsqu'il se trouble
S'il se donne entier ?
Oh jamais l'unique
Et jamais le vrai
On le revendique
Vite il se soustrait
Deux fois solitaire
Dès lors qu'il est deux
Toujours il doit taire
L'impossible aveu
Ardeur de séduire
Lot d'être séduit
Tout ce qu'il désire
S'exige de lui
Prétexte du mâle
Son corps s'abolit
Sous une main pâle
Qui défait le lit
Il est l'un et l'autre
Le fleuve hautain
La berge où se vautre
La chair du matin
Jean devenu Jeanne
S'entend balbutier
A chaque compagne
Son inimitié
Pour lui seul la Lune
Se transforme en Lun
Et le vent des dunes
Se charge d'alun
La grasse soleille
De l'autre pays
Près de lui sommeille
Et l'engaillardit
Quand tout se dessexe
Mais que rien ne ment
Le contraire annexe
Son vrai complément
Jean qui fut le faune
Est la faune aussi
Pan au rire jaune
Et au myosotis
A paris la Seine
Lui donne le sein
Et la jeune reine
N'est plus rien qu'un rein
Candide Narcisse
Se penchant sur l'eau
Sait-il qu'en sa cuisse
Une angoisse éclot ?
Quand de son aisselle
Fuit la fine odeur
Sa main fraternelle
Epouse sa sœur
Impalpable geste
Dont le chant muet
Consomme l'inceste
De l'être mué
De toute son âme
De toute sa chair
Jeanjeanne se pâme
Au double univers
(Deuxième livre de JsT / 1938 p. 35)
7) Jean sans Terre maudit l'Automne
De combien d'automnes
Es-tu déjà mort
Pour que ne t'étonne
Plus aucun remords
Pour que tant de fêtes
Ne te masquent pas
Le maigre squelette
Et l'ultime glas
Car l'exubérance
Agace le sort
Et la déchéance
Venge tout essor
Déjà les centaures
Frappant du sabot
Font jaillir le chlore
Des anciens tombeaux
Offrant aus orages
Leur ardent poitrail
Leur rire saccage
Les soirs de corail
Mais l'extase est brève :
Le cœur tôt repu
Sent monter la fièvre
Et bouillir le pus
Une peur affreuse
Etreint la forêt
Sa rage de gueuse
Vite reparaît
Dans la pourriture
Dans la cécité
Toute créature
Prend sa vérité
Une infâme crème
Crachat de Satan
Sur la terre blême
Miroite et s'étend
Tout le crépuscule
Est intoxiqué
D'abcès de russules
De sangs imbriqués
L'amanite oronge
Et l'affreux bolet
De feutre et d'éponge
Distillent leur lait
Jadis ballerine
Aux soyeux froufrous
La chaste églantine
A le chancre mou
Et la pomme ronde
Comme l'univers
Se lève à l'immonde
Fringale des vers
Les augustes chênes
Deviennent gibets
Où pendent les reines
Et les galoubets
D'un simple coup d'ailes
Le vent malicieux
Brise nos échelles
Qui tentaient les cieux
Dans les hauts vignobles
Que l'enfer a cuits
S'installe l'ignoble
Bête de la nuit
Tout l'or des aurores
Réduit en lingots
Déjà s'évapore
Au feu des fagots
Et la pluie hargneuse
Que l'été trompa
Quoique silencieuse
Ne pardonne pas
Ivre de vengeance
Elle ensevelit
La mauvaise engeance
De tout ce qui vit
Et les pâles feuilles
Lasses de frémir
Du vent qui les cueille
Se laissent ravir
Dans leur chute lente
Entre ciel et sol
La mort consolante
Leur donne le vol
(Deuxième livre de JsT p. 40 à 45)
8) Jean sans Terre devant l'Amour
Femme sois ma mère
Femme sois ma mer
Celle en qui j'espère
En qui je me perds
Mer où tous les fleuves
Las de conquérir
L'espace enfin peuvent
Chastement mourir
Après tant d'errances
Se jeter en toi
Après les souffrances
Et les désarrois
Ouvrent les écluses
De ton grand destin
Femme ne récuse
Pas qui t'exalta
Savante complice
De mes lourds secrets
Ennoblis le vice
Par un long regret
Si tu te dénudes
Jusqu'en ton esprit
Toute solitude
Soudain te guérit
Notre Douce Dame
Qui devines tout
Jamais ne condamne
Ce qui rôde en nous
Sois sous mon déluge
L'étang qui me boit
Et sois le refuge
Du fauve aux abois
Tantôt l'anémone
Qui meurt sous mes pas
Tantôt l'amazone
Dont l'oeil dur m'abat
Toi qui fus le pôle
Pur de la clarté
Mon ongle te frôle
Ton corps est dompté
Que sous ton aisselle
Tout près de ton coeur
Pour moi seul ruisselle
L'unique liqueur
Dans les blés qui plient
Sous le vent pressant
Ta mélancolie
Me sache présent
Dans le sang des fraises
Doux à ton palais
Ta lèvre me baise
Ainsi qu'il te plaît
Et quand la chouette
Siffle tristement
C'est moi qui te guette
Chef de des tourments
Or si je te laisse
Aux mains de la nuit
Pâle druidesse
C'est là que je suis
C'est là sous ta porte
Que mon ombre attend
Que le soir m'apporte
Ton cri consentant
Femme sois ma mère
Femme sois ma mer
En qui Jean sans Père
S'oublie et se perd
(Deuxième livre de JsT p.46)
9) Jean sans Terre hante le Boulevard
Sous le chloroforme
D'irréels éthers
Les cités s'endorment
Croulants belvéders
Que les promontoires
Les fiers panthéons
Soulignent leur gloire
D'un fil de néon
Tôt le labyrinthe
Noir des boulevards
S'emplit d'ombres peintes
De sang et de fard
Haut dans les immeubles
Alpes de ciment
Les hommes aveugles
Rêvent lourdement
Et sous leurs persiennes
On entend parfois
Ceux qui vont et viennent
Demander pourquoi
Pourquoi les lémures
Vengeant l'inconnu
Meublent de murmures
Leur sommeil ténu
Partout dans les chambres
Ils sont deux à deux
Qui mêlent leurs membres
Et leur doute affreux
Là des femmes rousses
Reniant l'amant
Souterraines sources
Pleurent doucement
Là des hommes pâles
Mordus de remords
Appellent d'un râle
Leur mère la mort
Et leur front s'effrite
Comme le vil plâtras
L'âge marque vite
Ceux qu'il mangera
Le visqueux silence
Tampon de terreur
Quintuple la transe
Des mauvais dormeurs
Quand la nuit opaque
Se zèbre soudain
Une porte claque
Un phare s'éteint
C'est d'une naissance
Le cri pointu c'est
Cruelle alternance
Un grave décès
Mais tant de supplices
Sont immérités
Dans les précipices
De l'humanité
De l'ultime zone
Un tout petit vent
Né dans un nid d'aulnes
Souffle allègrement
Et voici l'aurore
Renaissant des eaux
Qui se remémore
La voix des oiseaux
(Deuxième Livre de Jean sansTerre p.51)
10) Jean sans Terre Citoyen du Rêve
Bien que Jean sans terre
Je n'échappe pas
Aux lois de la terre :
Repas et trépas
Triste mammifère
Enflé de désirs
Dont la chair n'espère
Que s'anéantir
Tout n'est qu'une lutte
Contre la sueur
Et l'horrible chute
De la pesanteur
Comment donc apaises-
Tu, Dionysos
Ton corps lourd qui pèse
Deux cent vingt deux os ?
Tout ce corps avide
Qui mange le temps
Tandis que des rides
Le filet se tend ?
Ne suis-je qu'un homme
Debout au marché
Pour peser des pommes
Et non des péchés ?
Si parfois je pense
A punir le mal
Au fond de ma panse
Glapit l'animal
Mais où je transporte
Ce poitrail épais
Toute une cohorte
D'ombres s'en repaît
Or sous cette harde
Couvrant mon limon
Soudain me regarde
Mon meilleur démon
Hors mon sang qui stagne
Et déjà s'aigrit
S'évadant du bagne
Plane mon esprit
Doucement ma tête
Infidèle aux lois
Parmi les planètes
Se mêle au tournoi
Vers les stratosphères
Et les gels domptés
Calme montgolfière
Je me sens monter
C'est moi qui me quitte
Et qui me trahis
Hors de ma guérite
Mon âme bondit
Muscles et basaltes
Ne tiennent plus rien
Quand l'âme s'exalte
Au-delà du bien
Plus loin que le doute
Plus loin que la foi
M'enlève ma route
M'arrachant à moi
Oh je me promène
D'un pied résolu
Parmi les systèmes
Du pur absolu
Citoyen du rêve
Dans ses bleus palais
J'abjure la sève
Qui me harcelait
Et je me libère
Et je deviens Jean
Tout-à-fait sans Terre
Ange du dedans
(Deuxième livre de JsT p.56)