Recueil Troisième livre de Jean sans Terre 1939
Recueil Troisième Livre de Jean sans Terre 1939/ Die Lyric III/117
Jean sans Terre conduit la Caravane
Ai-je déjà foulé ce sable
Il y a cent ou cent mille ans
D'une trace plus vulnérable
Que le feu d'un soleil filant ?
En tête de la caravane
Mon chameau dans le sable bis
Cherche comme le vent profane
La clef des éternels oublis
Déjà mes arrière-grands-pères
Ont cultivé cet océan
Sans que leur ombre passagère
Pût défricher le vieux néant
Bien que la lumière mortelle
Les harcelât au coeur du jour
Ils allumaient une chandelle
Pour retrouver l'antique amour
Je porte leur ancien squelette
D'or et calciné par les ans
Et ma chair nouvelle s'apprête
A l'emplir de besoins pesants
J'entends le loup rouge qui hurle
Dans la caverne de mon sang
Croquant au bord du crépuscule
Les os du rêve renaissant
Voguez voguez lents dromadaires
Et traversez l'éternité
Depuis les aubes quaternaires
Jusqu'au tombeau précipité
Mon peuple aux bras d'or et d'ébène
Meurt de soif et surtout d'espoir
J'ouvre en mes deux poignets les veines
Pour lui donner un reposoir
Je veux que mon amour pourrisse
Et ne renaisse plus jamais
Si par ce dernier sacrifice
En l'homme un jeune dieu renaît
Si sans que l'Alpe les arrose
Dans la peau morte du désert
Monte la fraîcheur d'une rose
Et l'ombre d'un miracle vert
Je n'aurai pas besoin de chienne
Pour chasser la faim du chacal
Il suffit que ma foi revienne
Et l'aurore de mon choral
Offrant à ceux qui les convoitent
Au chameau lent au fier lion
Le sel de ma main faible et moite
La force de ma religion
[Troisième Livre de J s T p. 9/12 ] III/118
Jean sans Terre a le mal de Terre .
Mon faible corps s'étale
Sur les cinq continents
Toutes mes capitales
Ont le même tourment
Sombres noms de villages
Visités par la peur
Vous apprendrez aux sages
La honte de nos coeurs
Soleil de mélinite
A chaque aube je crains
Ta bombe qui crépite
En nos noirs souterrains
Et quand la lune ermite
Monte à ses balcons d'or
Son lys de dynamite
Parfume notre mort
Est-ce mon cœur qui tonne ?
Est-ce mon pouls qui bat ?
J'ai mal à Barcelone !
J'ai mal à Guernica !
Mon pied s'étend aux Chines
Où meurent les enfants
Mon front en Palestine
Rougit du jeune sang
J'ai mal à mes vieux chênes
Que la mitraille abat
Privant les mornes plaines
De l'ombre de leurs bras
Dis-moi dans quelle langue
Je peux encore chanter
La parole est exsangue
Et l'esprit est hanté
Dis-moi pour quel mystère
Désormais exister
Parcours toute la terre :
Morte la liberté
Dans quelle cathédrale
Où sous quel minaret
Dois-je enfouir mes cymbales
Et mes ardents secrets ?
La mort est sur la terre
Et dans le firmament
J'habite mon repaire
Parmi les ossements
Oh j'ai le mal de terre
Le mal de l'animal
Qui couve en sa poussière
Le sanglot ancestral
[Troisième Livre de J s T p. 13/16 ] III/120
Jean sans Terre brave la Tempête
Donc Jean sans Terre
S'embarque un jour
Sur la galère
Des sans-retour
Le vieux navire
Des grands départs
Vogue et n'arrive
Nulle autre part
Verdi de crasse
Mordu de sel
Toujours en chasse
Vers l'éternel
La mer qui cogne
Le ciel qui bout
Seul lui l'ivrogne
Reste debout
Jean rit et crache
Dans l'océan
Sous la cravache
Du sacré vent
« Mon frère orage
Sois mon ami
Malgré ta rage
Dont je frémis
D'un grand message
Ton aile bat
Sois le présage
Du bon combat
Sur cette coque
Ivre de peur
Mer ventriloque
Gobe mon cœur
Par trois fois merdre
Puisque je n'ai
Plus rien à perdre
Que ce grand nez
Et cette gueule
J'en ai assez
Rends-moi aveugle
Et trépassé ! »
Homme de proue
Jean des deux bras
Prend et secoue
Le ciel trop bas
Mais la tempête
Soudain se tait
Et sur sa tête
L'aurore naît
Et Jean sans Terre
Le révolté
Vers sa misère
Est rejeté
.[Troisième Livre de J s T p. 17/20 ] III/124
Jean sans Terre découvre l'Ange
Fils d'une nébuleuse
Et du grand Altaïr
Je sens la terre creuse
Et prête à me haïr
La vache du ciel beugle
En renversant les monts
Et me rejette aveugle
Au gouffre de limon
Entre deux maigres cuisses
Mon astre fut planté
Et dans le précipice
De l'homme projeté
Je sais de quelle grotte
Je vins à l'univers
Mon squelette grelotte
Dans son manteau de chair
D'une âme et de vertèbres
Péniblement muni
La chaleur des ténèbres
M'a justement banni
Et ma semelle tâte
Sur le dur continent
La route qui se hâte
Vers la mort lentement
Partout je vois des frères
Qui s'attardent légers
Sur les sentiers de terre
Et sans les abréger
Tenant à leur poussière
Dont ils sont protégés
Evitant la lumière
Et ses divins dangers
Pourtant moi je chancelle
Par crainte de souiller
L'ombre de l'hirondelle
Qui vient me survoler
La vaillante alouette
Se pose sur mon front
Et promptement becquette
Le feu de mes yeux ronds
Les savantes pépites
Des astres naufragés
Qui dans la nuit presbyte
Vinrent me ravager
Et mes arbres ancêtres
Aux membres d'éléphant
Pour me consoler d'être
Vieillard au cœur d'enfant
Me lancent des oranges
Des petits Sirius
Nourriture des anges
En ces bas-fonds perdus
Mais de ma main lépreuse
Fouillant dans le cosmos
Je trompe l'heure creuse
Je rejette mes os
Vers l'azur qui fourmille
D'archanges couronnés
Je rentre en ma famille
Prodigue et pardonné
.[Troisième Livre de J s T p. 21/24 ] III/128
Jean sans Terre emplit sa Panse
Mais vaille que vaille
Puisqu'il faut manger
Par la basse entraille
Tu peux te venger
L'heureuse ripaille
Chassera la mort
Qui rôde et fouaille
Au fond de ton corps
Ta mâchoire entaille
La force du boeuf
Ta langue tressaille
Devant l'or de l'oeuf
Mords la tendre caille
De tes belles dents
Le perdreau qui maille
Pour te rendre ardent
Frotte l'ail canaille
Détrousse l'oignon
Que toute semaille
Montre son trognon
L'échalote éraille
Et le doux cerfeuil
Pour la cochonaille
Que mire ton oeil
Et lampe les failles
Et les blancs velours
Des crèmes qui caillent
Et des beurres lourds
Cours aux épousailles
Sucer le homard
Puis aux funérailles
Te chauffer au lard
Et sous les sonnailles
De fameux festins
Sens comme défaillent
Les fruits du matin
Oui par la tripaille
Et par le vin fort
Livre une bataille
A la maigre mort
.[Troisième Livre de J s T p. 25/27 ] III/132
Jean de la Mort
J'accours aux plaines
Pleines d'échos
Où les fontaines
Rêvent tout haut
J'entre en la sombre
Vallée ou dort
Le peuple d'ombres
Tribu des morts
Là où le lierre
Le marbre nu
Mon jeune père
Veille étendu
Sous le délire
Des vers luisants
Son grand sourire
Brave les ans
En lui résonne
Tout l'univers
Les voix d'automne
Les cris d'hiver
Est-ce l'orage
Qui fend le ciel ?
Ou le message
De Gabriel ?
Soudain la brune
Nuit s'épaissit
La pleine lune
Pourrit roussit
Biblique tombe
Vas-tu t'ouvrir
Sous cette bombe
Du souvenir ?
Oh sous l'éclipse
De l'astre noir
L'apocalypse
Va-t-elle échoir ?
Les aulnes dansent
Dans la vapeur
Déjà leur transe
Tanne ma peur
Des clochers proches
Têtes d'étain
Hochent leurs cloches
Tels des pantins
Grêles chouettes
Graves sorciers
Partout me guettent
Dans les osiers
J'appelle : « Père ! »
D'un accent fou
Et sur sa pierre
Tousse un hibou
Déjà s'enfonce
Mon faible corps
Parmi les ronces
Jean de la Mort
[Troisième Livre de J s T p. 28/31 ] III/136
Jean sans Fils
Plus je fus multiple
Plus seul je serai
Après le périple
Rien ne sera vrai
J'ai voulu séduire
Et suis sans amour
Déjà je sens bruire
L'aile du vautour
Creusant les espaces
Le noir météor
Voudrait que sa trace
Soit un rayon d'or
Lui-même errant astre
D'un fuyant charbon
Grave au grand cadastre
La fumée d'un nom
Et sa folle torche
D'une molle dent
N'enflamme et n'écorche
Pas même le vent
Je ne ferai souche
Ni ne ferai loi
Parce que ma bouche
Mentit trop de fois
Et je me disperse
Nuage rompu
Mais sous mon avers
Rien ne germe plus
De mes origines
Aux sables de l'Ur
Ici se termine
Mon trajet obscur
Ma dernière goutte
Forant le ciment
Fournira l'absoute
De mes errements
Voici la vengeance
De l'infinité
J'entre sans engeance
Dans la cécité
Aucun fils au cerne
Violet de deuil
N'est là qui prosterne
D'ombre sur mon seuil
Car le solitaire
Le héros hautain
Ne peut-être père
Que bénédictin
Sous ma paume vide
Nulle boucle à moi
Quand l'heure perfide
Dictera sa loi
Déserte ma tempe
Désert mon genou
Rien ne me ressemble
Et je meurs partout
.[Troisième Livre de J s T p. 32/35 ] III/140
Jean sans Terre veille une Morte
Belle qui fus l'usine
De tant de volupté
Du sein jusqu'à l'échine
Captant l'éternité
Sainte tour de vertèbres
Où mon nom fut chanté
Déjà le froid funèbre
Commence à te chanter
Déjà mon infidèle
Tu refermes ton corps
Comme une citadelle
En me chassant dehors
J'ai creusé tes sourires
J'ai nourri tes regards
De ce rare délice
Qu'on porte comme un fard
J'ai humé ton haleine
Toute une vie : hélas
Il m'en demeure à peine
Souvenir de lilas
Après la peur affreuse
Des gels et des sueurs
Où tes aïeules gueuses
Hurlaient des profondeurs
[Après l'absurde fièvre
[Où le bouillon de pus
[Distillait sur tes lèvres
[Tous nos baisers non bus
[Déjà tu me repousses
[Comme un pauvre étranger
[Presque je te détrousse
[En voulant t'embrasser
Tu deviens impériale
Et sur ton front bombé
Le silence s'installe
Et le destin plombé
Devant son calme auguste
Feignant la vérité
Serais-je moi l'injuste
En voulant protester ?
[Es-tu mon adversaire
[Reniant le vivant ?
[Supportes-tu que j'erre
[[Plus honteux que le vent ?
Serais-tu l'Euménide
Pour me persécuter
De ton œil ovoïde
Couvrant ma cécité ?
Non marbre provisoire
Tu pourriras demain
Hier le laboratoire
De rêves surhumains
Hier déesse immortelle
Dont je fus sacrifié
Ton cœur et ta cervelle
S'écoulent liquéfiés
Tu pars à la dérive
La dérive du temps
Quittant la sombre rive
Où mon ombre t'attend
[Et quelque part en terre
[Au recommencement
[Sûrement Jean sans Terre
[Sera ton pur amant
Troisième Livre de Jean sans Terre p.36/40 III/144
[ Quatrains disparus dans Jean sans Terre - Landless John p. 20/21 ]
Ci-gît Jean sans Terre
Couchez-moi sous la terre
De tout mon long
Le long de l'horizon
Et tout près du mystère
Mon coeur aux quatre portes
Ouvert aux quatre vents
Plombez-le de ciment
Et de tristesse forte
Je jauge le poids d'ombre
D'une herbe qui frémit
J'apprivoise le cri
D'irréelles colombes
Mais les chants de ma bouche
Restent pétrifiés
Les désirs de mes pieds
Ne quittent plus ma couche
Hélas je suis coupable
D'avoir bien mal vécu
D'avoir mangé et bu
A de trop maigres tables
J'ai égorgé des sources
Pour trouver un peu d'eau
J'ai rôti des vanneaux
Happés en pleine course
J'ai secoué des lunes
Dans les vergers touffus
J'ai renversé les fûts
Pleins d'alcool de Saturne
Pourtant ma douce tombe
Tombe insensiblement
A travers les décombres
D'irascibles couchants
Je ne suis plus le père
Je ne suis plus le fils
Ma mâchoire sourit
A de nouveaux mystères
[Troisième Livre de Jean sans Terre p.41 à 43 ] III/148
[ Jean sans Terre - Landless John, p.27 ]