Chant des Cyclopes
Chant des Cyclopes
Redeviens cyclope
Frère au front poli
Rebâtis d'Europe
Le rêve aboli
Tandis que la Seine
Pousse aux océans
Son eau vieille et vaine
Cherchant le néant
Noirs jusqu'aux racines
Les arbres déments
Boivent la benzine
En guise de vent.
Haleines d'oxydes
Baisers de lysol
Hâtent le suicide
De ce grave sol.
Or il faut que lèvent
D'un nouveau purin
Les magiques sèves
De ses souterrains.
Il faut des miracles
Des sangs mélangés
Des phares qui raclent
Ces hôtels âgés
Tandis que la Seine
Pousse aux océans
Son eau vieille et vaine
Cherchant le néant.
Délivré du doute,
Peuple mal aimé,
Marche sur la route
De l'esprit armé.
Toi sous les médailles
D'astres redorés
Suis les funérailles
D'un siècle abhorré.
Verse les pétroles
D'or sur la cité
Et les auréoles
D'électricité.
Sur cent mille tonnes
D'horrible béton
Monte la colonne
Que nous habitons .
Tant de mètres cubes
De mortel plâtras,
Font qu'un jour Hécube
Ressuscitera.
Tandis que la Seine
Pousse aux océans
Son eau vieille et vaine
Cherchant le néant.
Au ballet des sphères
De furieux kobolds
Fécondent la terre
De millions de volts.
Des dômes de cuivre,
Couvant l'œuf de feu,
Suent un ardent givre
Et des blizzards bleus.
Autour de nos têtes,
Chacune un soleil,
Tourne des planètes
L'antique appareil.
Tandis que la Seine
Pousse aux océans
Son eau vieille et vaine
Cherchant le néant.
Mais l'Homme de verre
Plus astucieux
Que la chair espère
Renverser les cieux.
Voici l'Homme ! Admire
Au cirque du sang
L'éternel délire
Des temps renaissants.
Voici la machine
De la vérité;
La rate et l'échine
Des dieux hérités.
Voici l'os où loge
L'ultime ressort
Et voici l'horloge
Qui compte la mort.
Tandis que la Seine
Pousse aux océans
Son eau vieille et vaine
Cherchant le néant.
Au secours ! Génies !
A ce temps bâtard !
Des cosmogonies !
Et des liqueurs d'art !
Plus haut les cothurnes !
Marbres : plus humains !
Que le bon Saturne
Trace nos chemins !
Danseur, je t'écoute !
Ton pas fait chanter
L'élastique croûte
De ce sol hanté.
Et de vingt-cinq langues
Le choral ailé
Réveille l'exsangue
Globe écartelé.
J'allume les astres;
J'allume la Tour
Dressant le cadastre
Du total amour.
Tandis que la Seine
Pousse aux océans
Son eau vieille et vaine
Cherchant le néant.
Ivan Goll dans La Vie Réelle I - 1938 : Construire ( Chant des Cyclopes p.17)