Jean sans Terre féconde la Mer
Jean sans Terre féconde la Mer
Démène-toi ma superbe cavale
Aux yeux d'écaille aux nobles naseaux
Fais trembler ma coque des mâts aux cales
De tous tes feux et de toutes tes eaux
Je mâterai ta mauvaise nature
Mer entêtée et je serai ton preux
J'ignorerai ton luxe et ta luxure
Et jusqu'au tréfonds de ton sexe bleu
L'assaut de tes écumes péremptoires
De tes faux granits de tes faibles plombs
Tous les métaux de ta volonté noire
N'useront pas mes nerfs de violon
M'ouvrant ta lèvre toujours retroussée
Tout mon amour ahane à t'assouvir
Ta vague avide et si vite émoussée
M'épouse et me vide à chaque soupir
Je bats ton lait Je fais mousser tes crèmes
Je frappe tes tokays et tes bordeaux
J'ai mélangé les liqueurs extrêmes
Et ne suis que l'ivrogne de tes eaux
Je brasse tes levains et tes levures
Pâte de mer dont je ferai mon pain
De tes bouillons de lave et de mercure
Montera le prophète de demain
Et je parcours tes villes de chimère
Au son des cloches de scaphandrier
Par des rues froides perpendiculaires
Où les polypes sont tes ouvriers
Mais bientôt douce mer tu deviens mère
Ayant calmé l'originaire élan
Et tu transformes l'amour éphémère
Par la douleur amère de tes flancs
Tu couves la jeunesse des sardines
Et tu surveilles la vertu des thons
Il te faut observer la loi marine
Où les méchants dévoreront les bons
Tu doses les venins de la rascasse
Tu huiles les ressorts de l'esturgeon
Puis la baleine balayeuse passe
Le cimetière des petits poissons
Vite oublié le navire qui passe
Là-haut le chasseur des champs étoilés
Tu ne te cabres plus et ta main lasse
Caresse à peine son poignet hâlé
Un jour peut-être veuve délirante
Tordant les draps de ton lit déserté
En écoutant les turbines qui chantent
Le nom de l'homme te sera porté
JST Seghers 1957 p.155/156