Jean sans Terre sur le Pont
Jean sans Terre sur le Pont
Sur le Pont au Change
Jean sans Terre tend
Sa figure étrange
Vers le fleuve ardent
Après l'aventure
Du septuple Tour
Cherche-t-il l'augure
De l'onde qui court ?
L'eau des glaciers marche
Toujours vers la mer
Passe entre les arches
Des villes de fer
Passe inépuisable
Sous les joyeux ponts
Des cités de sable
Qui dansent en rond
Jean Sans Terre penche
De nuit et de jour
Sa figure blanche
Sur un sombre amour
Que voit-il descendre
Inlassablement
Vers les plaines tendres
Vers les océans ?
Rien que du cadavre
Rien que de la mort
En quête d'un havre
Après trop d'efforts
Arbres et broussailles
Meubles éventrés
Cornes et entrailles
De taureaux crevés
Jean sans Terre penche
Son profil amer
Sur l'eau qui s'épanche
Vers la grande mer
Mais son œil transperce
Soudain le courant
Qui recèle et berce
Son rêve brûlant
Une fille pâle
Sourit sous les rets
Sur sa peau d'opale
Dorment les brochets
D'algues et d'anguilles
S'ornent ses cheveux
Et sur ses chevilles
Jouent de pourpres feux
L'inconnue céleste
Qui mourut de peur
De la fuite leste
De son faible cœur
Le fixe et l'appelle
D'un regard stygien
Il s'écrie vers elle :
« Oui ! Je viens ! Je viens ! »
Mais les passants passent
Toujours sur le pont
La figure lasse
De Jean les confond
Et l'un d'eux s'approche
Du voyou divin
Glisse dans sa poche
Deux sous pour le pain
Jean tourne la tête
Vers cet homme bon
Le cœur en tempête
L'œil hagard et rond
Mais les passants passent
Fleuve dense et dru
Et leur sombre masse
Boit l'individu
Jean se précipite
Vers le parapet
Plus rien ne palpite
Dans le flux épais
Oh le doux miracle
S'est à jamais clos
Sur son tabernacle
Coule un vert rideau
Sur le Pont au Change
Jean sans Terre tend
Sa figure étrange
Au vent qui comprend
[ La Chanson de Jean sans Terre p.13 ] Seghers 1957 p.35 à 38