Jean sans Terre devant le miroir
Jean sans Terre devant le miroir
Jean sans Terre a l'âge
Du Christ mis en croix
N'a aucun message
N'a aucune foi
N'est-il qu'un pauvre être
Qui mange et qui boit
Sans jamais connaître
Le monde et le moi ?
Tous les jours il baigne
Dans l'eau du miroir
Mais quand lui enseigne
T-elle à mieux se voir ?
O Jean de la Terre
Regarde ton corps
Statue de poussière
Aux mille ressorts
Arbre dont la sève
Monte et redescend
Et monte sans trêve
Trente trois printemps
Des racines roses
Au feuillage blond
Ta métamorphose
Embrase le tronc
Au bout des artères
Fleurissent les nerfs
Et les capillaires
Baisent l'univers
Ecoute l'aorte
Sonner l'avenir
Et les quatre portes
De ton cœur s'ouvrir
Ferme les paupières
Et tu trouveras
Entre tes frontières
Le clair au-delà
Le vent d'Est dilate
Tes heureux poumons
Ailes écarlates
Qui t'emporteront
Statue de poussière
Fontaine de sang
Homme de la terre
Toujours vieillissant
Sache aussi l'obscure
Loi du végétal
Qui de créature
Te fera cristal
Sous les fontanelles
Bout à petit feu
Ta tendre cervelle
Qui fabrique Dieu
Mais dans les orbites
De tes yeux déserts
Une peur habite
Montée des enfers
Le mince sourire
De ta lèvre feint
Le calme quand l'ire
T'étouffe et t'étreint
Toute ta carcasse
Se comble de nuit
Quand ta bouche lasse
Remâche l'ennui
Bien que ta pupille
Boive le zénith
Ton foie brun distille
Le fiel du dépit
Tandis que ta tête
Frustre l'animal
Ton tremblant squelette
Sombre dans le mal
Ton plus doux délice
Ton plus rude effort
Ton plus secret vice
Ressemble à la mort
Hurle d'espérance
Vulnérable ver
Lorsque ta semence
Libère ta chair
Ta mesure intime
Toujours se défait
En aveugle urine
En mousse de lait
Et soudant le cycle
Toujours souverain
Ton sperme qui gicle
Seul te rend divin
Ainsi Jean sans Terre
Hais et connais-toi
Ombre de matière
Captive du Moi
[ La Chanson de Jean sans Terre p.24/29 ]Seghers 1957p.28 à 31